Je vis dans un monde qui n'existe pas. (Ewen Dale)

Julian remua son verre, observant les ondulations de sa boisson. Il se trouvait bien pitoyable. Il n'était pas 19h, mais il était seul, assis au bar. Le bar que bon nombre de ses clients fréquentaient. Le bar assez craignos de Stonefield sud, bref là où tous les camés comme lui traînaient, histoire d'en voir d'autres, parfois pire, et se dire qu'on n'est pas seuls. Pourtant l'ambiance n'était pas si terrible. Du moins, c'était toujours mieux que les boîtes de strip-tease du coin. Julian les évitait au maximum, bien qu'au début de son commerce, il ne jurait que par ça pour dégoter les meilleurs clients, toujours à la recherche de quelque chose de plus fort, qui les fera décoller et leur offrira la possibilité d'un monde un peu plus utopique quelques temps. Mais aujourd'hui, Julian trouvait horriblement glauque de refiler des sachets à des porcs qui ont les yeux brillants en regardant les nanas dénudées faisant du zèle à des barres en fer. Julian n'était pas irrespectueux. Il savait que certaines de ces filles n'avaient pas le choix, que c'était le seul moyen de ne pas finir à la rue. En fait, Julian avait cessé de fréquenter ces clubs le jour où il avait réalisé que la personne dansant de manière si suggestive aurait pu être Alix.

Près de la porte du bar, Julian reconnut un client. Un jeune gars d'environ 17 ans, qui venait le voir quand il était mélancolique, ou après avoir frappé sa copine. A vrai dire, Julian aurait aimé ignorer ce détail. Il savait que pour avoir la paix, il ne devait pas être trop froid, alors il engageait la conversation, prenait des nouvelles de ses clients quand ils venaient le voir. Mais parfois, les clients allaient un peu loin, racontant leur vie en détails à Julian, c'était le cas pour le jeune de 17 ans. D'après les quelques fois où il avait écouté, Julian avait compris que le type la frappait pour s'empêcher de la tromper. Il n'avait pas trouvé ça très logique, et avait été éploré des conséquences de la drogue. Il avait 17 ans, la vie devant lui, et foutait déjà tout en l'air. Le jeune lui fit un signe en souriant. Julian lui répondit par un clin d'œil. "Encore un qui ne s'en sortira pas" pensa-t-il. Il avait fini par analyser ses acheteurs. Ceux qui n'avaient plus aucune chance, c'est-à-dire ceux que Julian voyait cinq fois par semaine. Ceux qui essayaient de décrocher sans conviction, sans même y croire, mais se promettaient que la prochaine fois, il n'y en aurait pas. Ceux qui faisaient tout pour arrêter et qui y arrivaient, Julian les admirait. Ceux qui se plaisaient ou encore ceux qui commençaient pour faire semblant ou pour essayer, mais qui venaient de plus en plus souvent. Il secoua la tête, et essaya de penser à autre chose. Mais les seules choses qui lui vinrent furent le diamant, Evy, Alix. Il aurait aimé un peu de compagnie, cette fois-ci.

Ewen n'en pouvait plus. De tout, de rien. Elle avait un immense besoin d'indifférence. Ne plus être regardé quand une bête étrange, adorable et répugnante à la fois. Même dans la rue, elle sentait tous ses regards glisser sur elle et s'y attarder, elle ne pouvait empêcher son corps de frissonner de dégoût. Pour elle-même comme pour les autres. Mais, à même pas 19h, où trouver un endroit où personne ne vous regardera si vous ne voulez vous pas vous enfermer chez vous ? Ewen leva le visage vers le soleil puis souleva ses cheveux qui pesaient trop lourd sur sa nuque. Il fallait se soustraire à la lumière du jour, que personne ne la regarde plus sans la connaître.

Elle décida alors de descendre dans les bas fonds, tout en bas de cette satané ville. Descendre, descendre, autant d'un côté géographique que d'un côté social. Mais dans le quartier sud, les gens étaient trop déchirés pour voir autre chose que ce que la drogue voulait bien leur montrer. Même si Ewen n'aimait pas ce quartier et qu'elle le trouvait assez dangereux, elle ne craignait pas pour se sécurité, et surtout s'en fichait, si cela lui permettait de trouver la tranquillité.

La jeune fille se glissa dans l'ombre et entra dans le bar. L'ambiance était déjà enfumée et des clients y étaient déjà bien entamés, mais surtout les regards y étaient embrumés, et personne ne tourna les yeux vers elle. Ewen soupira avec soulagement et s'apprêtait à s'asseoir, quand le reflet d'une chevelure claire attira soudainement son regard. Cette tête blonde avec quelque chose de familier. Elle s'approcha et reconnut Julian, son cousin. Lui aussi était drogué, lui aussi ne la dévisageait pas. Ewen l'aimait bien, vraiment, même s'il foutait sa vie en l'air. La jeune femme s'approcha de la table de Julian et s'assit en face de lui, affichant son habituel sourire sombre et attendant sa réaction.

Oui, pour une fois, Julian aurait aimé de la compagnie. Qui ne lui demande pas de substances, qui ne semble pas l'implorer, qui ne lui donne pas l'envie de s'exploser la main contre le mur. Julian avait des amis, des personnes qu'il appréciait, mais il ne le montrait que rarement.

Le type de 17 ans avait été rejoint par un autre jeune. Julian les observait. A vrai dire, son verre était vide, et les quelques habitués autrement dit les déchets du quartier n'avaient rien de très intéressant. Il préférait admirer les machinations des deux amis. Il comprit l'origine de leur rendez-vous lorsque le premier, celui que Julian connaissait, pointa son dealer du doigt au second garçon. Celui-ci se leva, sûr de lui, et fonça droit vers Julian.

"Je n'ai rien sur moi, reviens plus tard" lâcha ce dernier, sachant déjà ce que demanderait le garçon.
Le garçon faisait demi-tour quand Julian reprit :
"Dis tu as quel âge ?"
"17 ans, et mon nom c'est Wilfried"
"Pars d'ici, tu ne trouveras rien ici, fous le camp, et ne recherche plus de quoi t'éclater le crâne !"
Wilfried sembla apeuré. Il tituba et partit rapidement du bar. Son ami le rejoint dehors, visiblement assez mécontent.

Julian secoua la tête et fit pianoter ses doigts sur son verre. Il songeait à en recommander un quand un visage fin se matérialisa devant lui. Ewen. Et ce sourire. Julian sourit, et releva une mèche. C'était pile la personne qu'il espérait croiser depuis qu'il était arrivé.

"Alors cousine, que fais-tu dans un trou pareil à cette heure-ci et seule ?"
Le ton était badin, mais à vrai dire, Julian était inquiet de la voir ici.

Ewen continuait de sourire mais sondait de son regard les yeux de Julian. Elle tourna les yeux vers le barman qui lui adressa un signe de tête interrogateur. Elle lui demanda sur un ton assez fort un quelconque cocktail (pas trop fort), avant de se tourner vers son cousin et de lui répondre sur un ton à la fois accusateur et humoristique :

"Si tu veux savoir, je ne viens pas chercher de ta marchandise... Mais bon, je suppose que je suis ici pour les mêmes raisons que toi, non ?"

On lui apporta son verre et elle en but une gorgée avant de reprendre, joignant à ses paroles un petit coup d'œil exaspéré vers le plafond :

"Je ne peux plus supporter les gens en général, alors venir ici accompagnée de personnes que je ne peux pas voir... Quoique, toi, tu n'es sans doute pas là que pour éviter les gens mais pour en trouver quelques uns en particulier... comme les deux idiots que j'ai vu sortir..."

A vrai dire, Ewen ne cherchait pas la bagarre, mais pouvait rarement s'empêcher de dire ce qu'elle pensait des activités de son cousin, bien qu'elle dut admettre que sa courte vie justifiait probablement ce choix. Et égoïstement, elle aimait beaucoup que son cousin soit trop absorbé par ses problèmes et défoncé la plupart du temps, si cela pouvait l'empêcher de la traiter comme le reste de sa famille l'avait fait. Cela était sans doute du à la terrible part d'ombre de Julian et à son horrible histoire, et cela provoquait sans doute en grande partie l'amour qu'éprouvait Ewen pour le jeune homme. Ce n'est pas vraiment ce qu'on peut appeler une relation saine de cousin à cousin, mais cela leur convenait.

Julian indiqua au barman de lui servir un verre de whisky. A 18h3 cela pouvait sembler glauque, dans ce bar, c'était tout à fait normal. Julian souriait. Il s'était habitué au sarcasme d'Ewen. Au début, il réagissait très mal, l'envoyait balader, mais elle était la seule qui osait lui dire la vérité clairement. Qu'il était un déchet, un pauvre camé qui ne cherche que des clients. C'était une facette de lui, il le savait. Mais elle aussi le savait.

"Je suis ici pour fuir les autres, comme toi, chère cousine. En revanche, les personnes de ce quartier sont en effet très intéressantes pour mes affaires."

Sa première motivation avait été d'être seul, et il savait qu'ici, personne ne vous pose de question, car chacun a beaucoup à cacher. C'est pour cela que Julian n'était pas si surpris de voir sa cousine ici. Depuis qu'ils se connaissaient, ils avait toujours eu une relation étrange. Réunis alors que chacun n'avait plus de famille, ils se suffisaient l'un à l'autre. Ewen pouvait se permettre de lui balancer des pics, Julian acceptait. Car Ewen savait ce qu'il avait enduré, qu'elle voyait autre chose que le visage pâle d'un drogué. En retour, Julian ne cherchait pas pourquoi les autres avaient un tel comportement envers Ewen. Il ne la voyait pas comme un monstre, pas comme quelqu'un qui inspire plusieurs sentiments à la fois, que ce soit de la fascination ou du dégoût. A vrai dire, Julian était si obsédé qu'il ne percevait pas ce qui pouvait rendre Ewen si différente. Malgré ce lien particulier, Ewen était sa seule famille. C'était aussi pour cela qu'il lui pardonnait ses vacheries. Il sourit à cette idée, et reprit.

"Mais je ne suis pas venu pour vendre. Les deux gamins me désolent. Ils ont 17 ans ! J'avais leur âge, regarde ce que je suis maintenant ! Je leur ai dit de foutre le camp. Ça ne me ressemble pas, hein ? De m'inquiéter de mes clients."

Il secoua la tête, un tic qui persistait. Il reposa fortement son verre vide sur le comptoir. Il planta son regard dans les yeux de sa cousine.

"Et toi, cousine, toujours le même malaise alors ? Tu devrais te plonger dans un bouquin ou regarder un film avec quelqu'un qui ne te regarde pas bizarrement. Regarde autour de toi les boulets. C'est à force de rester ici."

Julian aurait pu se dire la même chose, et il s'attendait à ce qu'Ewen lui renvoie la question, mais il se savait déjà bien entamé, alors qu'il trouvait que sa cousine était encore loin de tout ça.

Ewen leva les yeux vers son cousin et lui trouva quelque chose d'étrange et d'inhabituel, surtout dans le genre de cadre où ils se trouvaient. La jeune femme avait déjà vu Julian dans un état de profonde mélancolie, lorsqu'il se trouvait chez lui, mais dans ces cas là, il ne disait jamais rien de ses pensées. En effet, s'inquiéter pour quelqu'un d'autre que pour lui-même, Evy, ou Alix, n'était pas vraiment son genre. Une lueur d'espoir brilla dans le regard d'Ewen, serait-ce un précurseur de la désintoxication de Julian.

Lorsqu'il recommença à parler, elle sourit de bonne grâce. Un prêté pour un rendu, comme on dit. De plus d'épave à semi-épave, on se comprend, n'est-ce pas ? Elle baissa les yeux et la lumière projeta l'ombre de ses cils sur ses pommettes et décida pour une fois de lui répondre franchement et sans pique à sa question :

"Oui, oui, toujours le même malaise... Tant que je ne changerai pas et que les autres ne changeront pas ce sera toujours le même malaise. Si seulement j'avais..."

Ewen ne termina pas sa phrase, mais elle savait que Julian l'avait sans doute entendu dans son esprit. Oui, si seulement elle avait l'émeraude, tout changerait... Mais Ewen ne voulait pas y penser pour l'instant, et elle releva ses yeux bleus vers son cousin et continua tranquillement leur conversation, comme si le moment de flottement sur le sujet des pierres n'avait pas eu lieu :

"Toi aussi, Julian, tu devrais prendre l'air... Mettre le nez à l'air libre plutôt que dans tes rails... Et puis cela te va bien de t'inquiéter pour tes petits clients... Ils te ressemblent beaucoup, tu sais, sauf que toi tu en as conscience et pas eux... Toi, tu peux faire encore un pas vers l'air libre, tu sais, sortir de tout ça... Enfin, tu n'as pas envie d'en parler, hein ?"

Elle sourit pour s'excuser un peu, et montrer que s'il mettait fin à cette conversation cela ne la vexerait pas. Elle avait usé d'une voix douce mais avait sans doute été un peu trop brutale, alors qu'elle savait pertinemment que Julian n'aimait pas lorsque ce sujet revenait sur le tapis.

Julian ferma les yeux. Il faisait souvent cela pour se concentrer sur un point, une conversation, mais aussi pour faire abstraction de ce qui l'entourait. Ce symptôme était venu il y a quelques mois, et il savait pourquoi. Julian se droguait depuis longtemps déjà. Un peu moins de dix ans. Il savait aussi que cette manie de perdre ses repères ne serait-ce que quelques minutes n'était pas rien. C'était cela qui lui avait mis la puce à l'oreille, et c'est à ce moment qu'il avait presque arrêté de prendre du haschich. Julian savait que cela n'était pas dérisoire. Il voulait aller au-delà de ses 35 ans. C'était aussi cela qui avait commencé à le faire culpabiliser de vendre de la came à des jeunots de 17 ans. Il y a cinq ans, Julian se moquait cyniquement des dealers qui fixaient une certaine limite. A présent, il savait. Il en avait vu finir tout en bas, des filles lui proposant des services glauques pour avoir leur dose.

En rouvrant les yeux, il tomba sur les pupilles sombres mais éclairées d'Ewen. Sa réponse le frappa, car sa voix était grave et lourde de sens. Mais il ne put s'empêcher de réagir.

"Ewen, ce n'est pas à toi de changer ! Je... je me doute que ce n'est pas facile, ça ne l'a jamais été. Mais ne deviens pas un fantôme pour les autres. Je comprends que tu puisses ressentir le besoin d'être invisible parfois, et cette quête de... enfin tu vois, ce que je veux dire, c'est que.. ne te perds pas."

Il avait senti le changement dans la voix de sa cousine lorsqu'elle avait repris. Il lui en fut reconnaissant. En entendant ce qu'elle évoquait, Julian se dit qu'Ewen ne lâcherait pas l'affaire. Pourtant, cette fois-ci, Julian ne sentit pas d'ironie. Elle était totalement sérieuse. Il se dit qu'ils pourraient peut-être en discuter sans en venir à s'engueuler.

"Je.. Ewen, je vis là-dedans depuis presque dix ans. Et encore, c'est un monde utopique, mais bien éphémère. Je le sais, et je sais ce qui m'attend. Tu sais, quand j'étais petit, je voulais avoir des enfants. Aujourd'hui, je materne mes plants d'herbe."

En disant cela, Julian eut un petit rire. Mais son visage redevint grave en quelques secondes.

"Tu vois, je pourrais dire que je suis inconscient mais c'est faux. Tu as parfaitement raison. Mais je suis lâche. Je me donne des prétextes parce que je ne veux pas voir le vrai monde. Parce que je n'ai pas le courage de me donner les moyens de vivre autrement."

Julian se tut, étonné par ses propres paroles. Il n'était pas du genre à parler ainsi, plutôt à jouer l'insouciant. Mais cette fois là, dans ce bar, Ewen avait changé d'attitude, il avait suivi. Tout en sachant qu'il n'aurait aucune crédibilité, Julian remit son masque et fit un sourire à sa cousine.

Ewen répondit au sourire de son cousin, mais d'une manière plus incertaine qu'elle ne l'aurait voulu. Julian pouvait essayer de changer de conversation tant qu'il voudrait, la jeune femme avait bien saisi la gravité de leur conversation. C'était bien plus que leurs habituelles piques et cinglantes répliques. Mais elle savait aussi fort bien combien cela leur coutait à lui et à elle, de parler sérieusement. Aussi, s'efforça-t-elle de reprendre un ton plus léger et de le plaisanter sans pour autant se démonter.

"Cela ne m'étonnes pas de toi, Julian ! Depuis que je te connais tu n'as jamais été qu'un incorrigible pleurnicheur, en dépit du fait que tu as toujours été plus lucide et plus intelligent que tu ne veux le croire. Et puis, je te trouve un peu jeune pour être résigné comme ça, mon grand-père ne l'était pas moins que toi, et il avait quatre vingt sept ans, autrement dit soixante de plus que toi..."

A force de plaisanter, Ewen devenait plus loquace (peut-être son cocktail faisait il aussi son effet), et cela sonnait faux, mais faisait aussi beaucoup de bien. A vrai dire, elle était tout aussi lâche et résignée que Julian, et il le savait sans doute très bien. Mais il est beaucoup plus facile de critiquer les autres que de se critiquer soi même, même si cela est tout aussi instructif. Elle but une autre gorgée dans son verre et sourit à son cousin.

Tout doucement le temps passait, et le bar ne cessait de se remplir et de s'enfumer. Et pourtant, d'une manière étrange, Ewen se sentait bien et en sécurité. Enfin au moins, avant qu'un ivrogne ne décide de s'attabler à leur table, assis à califourchon sur sa chaise, les coudes posés sur son dossier et le menton appuyé sur ses bras. Il se mit à parler et son haleine arracha à Ewen une légère grimace de dégoût, tandis qu'il se tournait vers son cousin :

"Alors les jeunes, on s'amuse bien ? ça tombe bien que tu sois là, Julian, je voulais te parler..."

Au sourire de sa cousine, Julian sut qu'elle n'était pas dupe, mais qu'elle était assez maligne pour lui rendre la pareille. Ce dont Julian ne cessait de s'étonner c'était la façon qu'Ewen avait de tout comprendre, tout détecter mais de ne pas trop le laisser paraître. Elle savait parler en conséquence. Leur conversation était différente des autres. Ils avaient l'habitude de se parler n'importe comment, tout en exprimant ce qu'il pensait réellement. Et au final, cela n'avait pas d'impact sur l'autre. Ewen avait changé de ton, et repris ses airs moqueurs. Julian l'écouta et ne put réprimer un sourire.

"Je suis un gamin et un vieux bonhomme Ewen. Je sais faire des caprices, mais regarde, j'ai déjà quelques rides, ça arrive plus vite que prévu, je t'assure. Fais gaffe toi, d'ailleurs c'est pas un cheveu blanc que je vois ?"

Il désigna une mèche de la chevelure de sa cousine, attendant que cela fasse son petit effet. Leur conversation avait été beaucoup plus loin que d'habitude. Ewen et lui pouvaient se comprendre, car tous deux avaient la même particularité : ils avaient suffisamment de courage en eux pour passer le cap, mais ils ne faisaient rien pour y parvenir. Il commanda un jus d'orange, ignorant le regard éberlué du serveur, et sourit à sa cousine.

"Être aussi têtu, ça doit être de famille. Mais je crains le pire Ewen..."

Il voulut continuer lorsqu'une silhouette s'approcha. Julian le reconnut immédiatement et son sang se glaça. L'homme était totalement ivre, comme toujours, et manqua terriblement d'élégance en s'installant. Comme il s'y attendait, l'homme lui dit la même chose. Comme toujours.

"Tu vois pas que je suis occupé ? Dégage d'ici Ernie, on verra ça plus tard."

Julian regretta aussitôt cette phrase. Ce n'était pas en reportant l'entretien qu'il allait arrêter de consommer et de vendre de la drogue. Il leva les yeux vers Ewen, presque angoissé de sa réaction.

Ewen sursauta. Un cheveu blanc ? Où ça ? Où ? Peut-être était-ce à cause de ça qu'on la traitait bizarrement. Elle allait esquisser un geste pour le chercher dans sa brune chevelure avant de croiser le regard de son cousin et de se raviser immédiatement. Elle regarda l'homme une fois de plus avec mépris et leva les sourcils en entendant la réponse de Julian. Ah oui ? Il n'avait pas le culot de se débarrasser de cet abruti dépendant hein ? Eh bien elle s'en chargerait pour lui, peu importe les ennuis, du moment qu'elle pouvait sortir son cousin de l'enfer dans lequel il vivait. Elle plongea son regard clair dans les yeux rouges de l'homme avant de lui lancer sur un ton doucereux, comme elle savait si bien le faire pour se faire obéir :

"Ou plutôt, dégagez pour toujours et trouvez vous un autre dilleur, Julian va être hors service pendant un moment..."

Voyant que l'ivrogne s'apprêtait à broncher et à beugler comme un veau, Ewen chercha rapidement un moyen convaincant qui ferait fuir ce mec sans qu'il s'en prenne à elle ou à Julian en guise d'adieu. Elle coula un regard vers Julian, cherchant un signe d'approbation pour ce qu'elle allait dire alors qu'il l'ignorait totalement. Elle inspira très fort et ajouta sur un ton à la fois fâché et conspirateur :

"Voyez vous, Julian s'est peut-être fait repéré par les flics, autant vous dire, Ernie, qu'ils l'ont à l'oeil, alors imaginez bien qu'ils n'ignoreront pas longtemps l'identité de ses clients... Il serait plus sage de votre part de trouvez quelqu'un de plus discret pour vous approvisionnez..."

Ernie se tourna vers Julian éberlué. Ewen attendait sa réaction avec une pointe d'appréhension, si bien qu'elle baissa promptement les yeux, histoire de ne plus avoir à intervenir, et que Julian règle le reste. S'il voulait démentir, il n'avait qu'à la faire passer pour une folle, mais il avait là l'occasion de se débarrasser d'un client et par la même occasion de faire courir le bruit de son départ du circuit, qui n'avait rien de répréhensible pour les autres dilleurs si les flics étaient à sa poursuite...

Julian aurait aimé profiter du moment pour embêter gentiment sa cousine, mais Ernie avait débarqué. Cétait un trentenaire qui avait bien commencé sa vie : marié, une gosse blonde et adorable, un boulot de comptable. Mais Ernie voulait du piment dans sa vie, avait touché à la coke, y avait pris goût, avait connu le manque quand Julian avait refusé de lui en revendre, l'avait frappé. Un mois plus tard, la femme d'Ernie était venue le voir, avec sa fille. En voyant la gamine, Julian avait été troublé, avait ravalé ses larmes et n'avait pu mentir quand la jeune femme lui avait demandé d'une voix tremblante si Ernie pouvait s'en sortir. Il ne voulait pas lui donner de faux espoirs, et en apercevant le bras bleu et l'arcade enflée de la jeune femme, Julian avait pris peur et lui avait certifié qu'il n'avait pas d'espoirs pour son mari. Tombé trop bas trop vite. La femme et l'enfant était reparties, Julian avait chialé comme un gosse puis avait réalisé que la gosse ressemblait surtout à Alix. Il avait peur pour la femme et l'enfant. Il avait appris une semaine plus tard que la femme d'Ernie avait demandé le divorce, gardait la maison et l'enfant.

Lorsque Ewen avait répondu à Ernie, Julian avait baissé la tête, absorbé par son jus d'orange. Elle avait une force de caractère qui l'impressionnait constamment. A ce moment, il avait ressenti plusieurs choses à la fois. Il craignait ce qu'Ernie pourrait faire à Ewen, il avait honte de baisser la tête, il eut un sursaut de surprise en entendant les propos de sa cousine.

Il finit par relever la tête, sachant que Ernie attendait une réaction. Il posa ses yeux fixement sur Ewen, qui baissait la tête, mais ne semblait n'avoir aucun regret de ce qu'elle avait fait. Julian inspira et réfléchit. Ewen voulait qu'il cesse ses activités. Julian était assez fin pour se trouver du boulot mais il n'en avait pas envie. Cependant il aurait préféré n'être que dealeur plutôt que drogué et dealeur.

"Elle a raison."
Avant même qu'Ernie ne proteste, il reprit :
"Écoute Ernie, tu as tout perdu, tu es un déchet, tu pues l'alcool, tu n'as pas le droit de voir ta fille, tu as l'interdiction d'approcher ton ex-femme, t'as plus de boulot, tu passes tes journées à boire et te droguer. T'as 36 ans et t'en parais 50. Je me suis fait repéré, alors vire si tu veux pas en plus aller croupir en prison. Elle va être fière ta gosse quand elle saura que son père est un drogué et alcoolique qui moisit en prison ! Trouve quelqu'un d'autre."

Julian s'attendait à ce qu'Ernie se mette à gueuler, mais il craignait surtout qu'Ernie frappe quiconque, surtout Ewen. Il savait qu'Ernie était trop amorphe ou trop ivre pour réaliser que Julian n'était pas cohérent. En effet, Julian ne ressemblait en rien à un dealeur, et faisait preuve d'une certaine discrétion qui le gardait en sécurité des autorités. Il utilisait un faux nom et se baladait rarement avec de la marchandise s'il n'avait pas de vente prévue.
Julian regarda les cheveux d'Ewen. Ernie semblait réfléchir à sa réponse.

Ewen regarda Julian avec admiration et fierté. Même si cela n'engageait en rien le fait qu'il allait arrêter de se droguer ou de diller, il était en train de se débarrasser d'un client. Et comme il le disait, même si c'était avec très peu de tact, Ewen avait l'impression que Julian le faisait plus pour Ernie que pour lui-même. Ce qui montrait que Julian serait capable de faire des efforts, s'il trouvait un but. Et Ewen savait précisément de quel but, ou plutôt de quelle personne il avait besoin. Si seulement Alix était parmi eux. Si seulement. Mais non. Pendant ce temps-là, le regard égaré de Ernie allait de Ewen à Julian, de Julian à Ewen. Il se demandait probablement qu'est-ce qu'ils tramaient tous les deux. Et comme la plupart des gens un peu paumés qui ne savent pas quoi faire, il réagissait irrationnellement , avec la violence. Il se leva à moitié, et son poing parti vers le visage de Julian promettant de lui abimer méchamment sa gueule d'ange.

"Tu te fous de moi, beugla-t-il !"

Ewen eut un réflexe stupide, complètement inverse à l'instinct de survie, mais elle bondit et stoppa le poing d'Ernie avec ses deux mains. Elle le regarda intensément. Il réagit à peu près de la même manière que les gens qui cotoyaient Ewen : il hésitait. Entre continuer et lui écraser la tête, ou obéir à ce regard impétueux et désarmant. Il resta en suspens. Ewen lui dit de son ton impérieux :

"Vous savez quoi Ernie ? Si vous le frappez ça n'arrangera rien du tout. Vous irez encore plus vite en prison. Vous allez rentrer chez vous, réfléchir intensément sur votre vie, penser à votre fille et à votre femme, vous dire que si elles vous ont lâché c'est qu'elles avaient une bonne raison. Ok ? Et puis vous irez dans un centre de désintox."

Ernie cligna des yeux, abaissa son poing. Si le petit laïus de Ewen ne l'avait pas convaincu, il l'avait au moins désarçonné. Il se tourna vers Julian, mais continuait de regarder Ewen :

"C'est quoi ça, t'envoie ta petite soeur pour négocier maintenant ?"

Ouch. Ewen ouvrit de grands yeux puis les ferma et soupira. Ernie n'avait pas dit la bonne phrase. Pas du tout.

Julian cligna des yeux. La scène s'était déroulée vite, et elle lui semblait irréelle. Il n'avait pas encore repris ses esprits, mais il savait déjà que rien ne serait plus pareil après cette soirée, s'il en sortait vivant. Ewen avait agi de manière a faire bouger les choses, la roue allait tourner, mais dans quel sens ? Il savait pertinemment que sa cousine, derrière son sourire mesquin et ses yeux malicieux, ses répliques cinglantes et ses regards parfois autoritaires, voulait qu'il cesse ces conneries. Et lui... lui il aurait aimer devenir meilleur mais il voulait une vie facile, il savait que le diamant l'aiderait. Et peut-être qu'il pourrait s'en sortir peu à peu. Il ouvrit les yeux en grand, et regarda Ewen, qui semblait être devenue autre et maîtrisait presque Ernie, qui lui était totalement déstabilisé par la force de caractère de la jeune femme.

"Ernie, vous savez quoi, vous allez l'écouter d'accord ?"

Il avait murmuré cela, tandis qu'Ernie fixait Ewen avec étrangeté. Julian soupira en se disant que cela n'allait pas aider Ewen à se sentir mieux. Cette différence qui dérangeait les autres empêchait sa cousine de vivre,
Mais Ernie avait prononcé la phrase de trop, la phrase qui changeait tout, la phrase qui avait atteint Julian au plus profond de lui. Il se sentit vaciller, tenta de garder son sang-froid mais il sentait cette colère monter en lui, cette colère qu'il connaissait trop peu dans son quotidien. Il balança son verre à travers la salle, mais resta assis. Il ne regarda pas Ewen pour oublier toute notion de raison, attrapa le poignet d'Ernie qu'il serra beaucoup trop fort, et ne réfléchit pas à ce qu'il disait :

"Tu vas arrêter de croire que la vie n'en vaut plus la peine, parce que ta famille est toujours en vie. Tu sais quoi Ernie ? Tu n'es qu'une ordure, un déchet, t'as tout foutu en l'air alors que tu avais la vie que tout homme espère. Tu mérites de crever. Ne t'avise pas de parler de ma famille, enfoiré. Ne touche pas à un cheveu de cette fille, ne t'approche plus jamais de moi, et va brûler en enfer."

Julian sentit que Ernie tentait de se débattre, mais il était dans un état second, ne percevait plus rien. Il avait cependant noté que la violence avec laquelle il avait parlé avait étonnée Ewen qui avait lâchée le client. Julian ne parlait et n'agissait jamais comme ça. Il avait été loin, peut-être trop loin, mais Ernie aussi. Il s'attendait à des retombées, mais il ferma les yeux, et sentit son cœur se serrer, se faire tout petit. Il se sentait vide.